Le domaine Marcel Deiss, c'est une vingtaine d'emplois et environ 135 000 bouteilles par an dont une bonne moitié est exportée partout dans le monde ; un peu moins de 30 hectares de vignes en biodynamie sur les meilleures parcelles autour de Bergheim... C'est surtout l'une des meilleures maisons d'Alsace, pilotée par un vigneron philosophe, visionnaire et surtout proche de sa terre.
© Mike Obri Jean-Michel Deiss, sur les hauteurs de BergheimIl faut bien l'avouer, Jean-Michel Deiss a toujours fait parler de lui pour ses prises de position à contre-courant de la pensée majoritaire. Cet orateur habile et libre penseur s'est vite désolidarisé de la politique viticole en Alsace, de ses cahiers des charges oubliant toute vision à long terme et de la « tyrannie » du mono-cépage. On boit un Riesling. Un Pinot Gris. Ou un Gewurtzraminer. Un non-sens total, selon Jean-Michel Deiss. Un non-sens gustatif. Doublé d'un non-sens commercial.
« En Bourgogne, ils disent : nous, on fait du Meursault. Dans le Bordelais : nous, on fait du Pétrus. Des noms que tout le monde connaît. Et en Alsace, on s'acharne toujours et encore à faire du mono-cépage, sans tenir compte du terroir ou du climat », explique-t-il, en nous amenant sur l'une de ses parcelles située sur le Grand Cru Altenberg, sur les hauteurs de ce magnifique petit village fortifié qu'est Bergheim. « Le terroir, c'est la terre, la profondeur. Chaque petit endroit du vignoble a sa propre âme, qu'il faut aller chercher. Le meilleur moyen d'exprimer au mieux ce terroir, c'est la complantation ».
Dans ces rangées de vignes, un pied de Riesling pousse à côté d'un pied d'autre chose, et ainsi de suite. Tout sera récolté et pressé ensemble. C'est ça, la complantation. Une originalité qui fait un peu tâche en Alsace. « Ce n'est pas un fantasme personnel, comme on a pu me le reprocher. Exprimer le terroir, c'est peindre fidèlement le portrait d'un lieu. Est-ce qu'on peut peindre quelque chose d'intéressant avec une seule couleur ? Plus la palette de couleurs est large, plus vous pourrez peindre avec finesse. Pour le vin, c'est la même chose. Les cépages sont à utiliser comme des pinceaux. Parallèlement, je ne dis pas qu'on ne peut pas faire un bon vin mono-cépage en Alsace : gustativement, il y a des choses excellentes. Mon combat n'est pas sur le bon - qui est une notion subjective - mon combat est culturel », explique-t-il.
D'un point de vue plus technique, les vignerons curieux qui, parfois, visitent les terres de Jean-Michel Deiss s'étonnent. « Ils me disent : mais ce n'est pas possible, ton Pinot ne peut pas être à maturité en même temps que ton Riesling ! (ndlr : on les récolte à deux semaines d'écart en général) Pourtant, si. Ils se mettent en harmonie entre eux. Vouloir obtenir un degré d'alcool précis pour tel ou tel cépage n'est pas naturel : est-ce que dans la nature, tous les hommes ont la même taille ?! », s'amuse-t-il, espiègle.
Au même titre que la densité de plantation, l'un des points cruciaux pour obtenir de bons raisins est d'accompagner la vigne dans sa quête des profondeurs. « On l'oblige à pousser sur des terrains difficiles et on lui dit : non, je ne te donne pas le droit de faire pousser tes feuilles vers le soleil, tu dois t'enraciner dans la terre pour y chercher les éléments aussi profondément que tu le pourras ! Mon métier, c'est de lui tenir la main. La vie en surface, c'est le chaos. Demain, il peut y avoir un orage, de la grêle, une gelée matinale, on n'en sait rien. Alors que dans les profondeurs, la vigne est à l'abri », analyse Jean-Michel Deiss.
Sur le Langenberg, colline de silice, les racines des vignes atteignent 7 à 8 mètres de profondeur. Sur un terroir plus argileux, comme le Gruenspiel, les ceps iront puiser leurs ressources jusqu'à 80 mètres de profondeur... Ce qui donnera un vin avec beaucoup de matière.
Des racines profondes pour contrer les aléas du climat, la connaissance de la sédimentation, des parcelles complantées, le retour de vieux cépages oubliés, le travail en harmonie avec la nature : voilà l'âme Deiss. N'allez pas lui parler de machine à vendanger, de prix et de compétitivité.
« Quand j'étais jeune, mon mentor, c'était Jean Hugel, un type formidable. Un jour, il m'a dit que l'Alsace ne sera jamais une grande région viticole parce que chaque vigneron voulait faire aussi bien que son voisin... mais légèrement moins cher ! La logique industrielle emmène les gens dans le décor. Imaginez cela : j'ai échangé certaines de mes parcelles en plaine contre des parcelles en pentes escarpées sur des Grands Crus parce que les viticulteurs qui s'en occupaient ne s'y retrouvaient plus financièrement (ndlr : les parcelles en forte pente sont difficiles d'accès, donc plus dispendieuses). C'est fou. En Alsace, pour t'en sortir, deux possibilités : soit tu revendiques ton terroir. Soit tu acceptes de jouer dans le marché globalisé, d'être rentable et donc de t'aligner au prix, à 1$ le litre. Ça sera jouable encore combien de temps ? Non. Sans moi ! »
Bien sûr, les détracteurs de Jean-Michel Deiss trouveront toujours à redire. C'est un empêcheur de vinifier en rond. Un original. Mais tous ces palabres cessent à la dégustation. Démonstration est faite dans les verres. Du grand art, de l'acrobatie de cirque sans filet, une symphonie de Mozart, un morceau de Pink Floyd. On en retiendrait presque notre souffle après avoir humé les quatre blancs devant nous. Un Langenberg, un Grasberg, un Gruenspiel, un Schoenenbourg... Des vins très différents. Mais tous transcendants.
« Je les vois comme des dames élégantes. Le Langenberg est solaire, avec une jupe courte façon Jane Birkin dans les années 60 ; le Gruenspiel, blanc presque tannique, est un représentant de la nuit, une dame plus stricte dans une robe noire avec un col. C'est ça, le terroir. Il donne du sens au vin, il donne du sens à ta génération, et puis à la suivante, à mon fils Mathieu : cette transmission de valeur, c'est mystique ». Deiss ? Des fragments d'humanité distillés en 75 centilitres.
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