Abstraction Lyrique et savoir Faire d'exception

  • Le 30/11/2024

    Galerie Bertrand Trocmez, 9 Philippe Marcombes | Clermont-Ferrand

Confronter dans une galerie d’art l’œuvre plastique d’Huguette-Arthur Bertrand, artiste abstraite lyrique de la Nouvelle École de Paris et les créations d’ébénisterie et de marqueterie de Philippe et Grégoire Allemand peut surprendre tant ce qui les unit ne semble pas, d’un premier abord, sauter aux yeux. Mais le choix de Bertrand Trocmez se révèle judicieux car si on se laisse immerger successivement dans ces deux univers, nous apparaît la problématique de l’espace en tant que lieu circonscrit et investit par le geste créateur. Toute œuvre d’art ou de mobilier répond à la gageure de créer à partir d’un vide, de ce qui n’existe pas, pour dresser un espace architecturé, l’un sur une surface plane (sur une toile, un papier) et l’autre dans la tridimensionnalité à l’instar d’une sculpture. La nouvelle exposition de la galerie Trocmez « Huguette-Arthur Bertrand, peintures et œuvres sur papier – Philippe et Grégoire Allemand, mobilier-marqueterie. Abstraction lyrique et savoir-faire d’exception » présente trois générations d’artistes ayant fait le choix d’un médium, héritières pour l’une, d’un langage pictural remis sur le métier dans une redéfinition de l’Homme après l’ébranlement du monde causé par la Seconde Guerre mondiale et pour les seconds, d’un savoir-faire transmis dans l’apprentissage et le compagnonnage de ses pairs.  

© Huguette-Arthur Bertrand, Philippe et Grégoire Allemand

Huguette-Arthur Bertrand (1920-2005) fait partie de ces artistes dits lyriques de la Nouvelle École de Paris qui, dès la fin du second conflit mondial, se lancèrent dans une élaboration idiomatique plastique nouvelle rejetant à la fois la représentation d’une réalité tangible, le géométrisme et le « paysagisme-abstrait » selon le terme employé par le critique Michel Ragon. Dès ses débuts dans l’immédiat après-guerre, l’artiste choisit résolument l’abstraction et les titres de ses œuvres font écho à un eidos platonicien. Parmi ses premières expositions, citons ses participations en 1949 et 1950 aux « Mains éblouies » organisées par la galerie Maeght qui voulait défendre les nouveaux représentants de l’art vivant. Jacques Kober, qui présente son travail dans la revue Derrière le miroir accompagnant l’exposition, note déjà que chez l’artiste la couleur est « remise à sa place » et que peindre a pour but de « mettre de l’ordre » échappant ainsi à un art stérile car séduisant. Dans un numéro de Cimaise en 1953, Gianni Bertini prend la plume pour énoncer sa théorie de « la couleur en tant qu’espace[1] », où couleur et espace fusionnent dans une intrication totale, où l’espace est « un élément en soi qui est à la fois espace et couleur » ; une composition d’Huguette-Arthur Bertrand datée de 1953 illustre ce court essai. Ces problématiques d’interaction entre la couleur, l’espace et le mouvement sont au cœur des recherches de l’artiste.  Dans son œuvre, l’artiste s’emploie à diviser l’espace pour le recréer dans son obsession de provoquer le « tremblement de l’espace » afin de lui insuffler la vie. Au-delà de la dimension démiurgique, propre à tout créateur, le radicalisme plastique dans lequel s’engage Huguette-Arthur Bertrand répond à sa conception de l’acte de peindre, celle d’être dans un état de vacuité nécessaire au surgissement de l’imprévu et du non-conceptualisé, l’artiste étant l’intercesseur entre la forme et l’espace, ces deux caractéristiques primordiales et agentes parturientes pour l’avènement de l’œuvre. Dans ses Notes de parcours, Huguette-Arthur Bertrand témoigne de son engagement absolu dans la Peinture, en tant que témoignage de la Vie et langage unique et singulier, l’artiste ayant la lourde tâche de « faire revivre une aventure du monde plastique », une œuvre après l’autre, chacune d’elle demandant à être une « aventure personnelle, incertaine mais totalement absorbante ». L’Art en tant que voie vers l’absolu, l’Art comme moyen pour arriver à gagner le combat entre deux entités opposées pourtant complémentaires et nécessaires l’une à l’autre, à l’instar de Jacob et de l’Ange, lutte biblique que l’artiste évoque dans ses Notes. Lorsque Huguette-Arthur Bertrand dit chercher à « faire éclater la forme, la morceler, la disperser par les lignes de force puis la rassembler par les valeurs et refaire son unité », elle ne fait que recréer un univers passé par le chaos puis ordonnancé à nouveau. 

Huguette-Arthur Bertrand - Philippe et Grégoire Allemand

Aux côtés des œuvres (datant des années 1950 à la fin des années 1980) d’Huguette-Arthur Bertrand, la galerie Trocmez présente un ensemble de mobilier et d’objets d’ébénisterie et de marqueterie conçus par « Le Héron », marque créée par Philippe et Grégoire Allemand en 2021. Le Héron est né de la volonté de Philippe Allemand et de son fils Grégoire d’unir savoir-faire d’excellence et esprit créatif. Philippe Allemand, qui a créé son entreprise d’ébénisterie d’art et de marqueterie en 1985, a obtenu ses galons d’excellence grâce à ses activités de conservation et d’aménagements du train mythique dont le seul nom fait rêver, le Venise-Simplon-Orient-Express, ou encore pour le Sénat. Le Héron est une marque familiale, emmenée par Philippe et Grégoire, acteur de l’Atelier depuis treize ans. Né du souhait de poursuivre l’aventure paternelle avec davantage de liberté et de créativité car ne répondant pas à des commandes au cahier des charges précis, la marque a fait du héron sa signature et son symbole pour rappeler la liberté et la grâce de l’envol qui anime ces artisans d’excellence. Le duo père-fils travaille au diapason et incarne la parfaite complémentarité. Avec Le Héron, Grégoire Allemand s’attache à transmettre ce savoir-faire d’exception à travers une interprétation novatrice du répertoire formel traditionnellement employé dans l’ébénisterie ou la marqueterie. Artiste virtuose se jouant des contraintes que peuvent imposer les différentes essences employées en ébénisterie, Grégoire Allemand n’hésite pas à mélanger les genres en convoquant par exemple l’écriture graffiti du street-art dans ses créations ou en décorant les portes extérieures d’un cabinet d’un réseau de maillage délicatement incrusté dans le noyer, bois utilisé, contrastant avec l’intérieur du cabinet, conçu en bois de citronnier. Sont présentés dans l’exposition, du mobilier (table basse, console, bibliothèque, bureau) et des accessoires (plateaux, pied de lampes, coffrets, cadres, miroir…) aux bois exotiques (palissandre, bubinga, zebrano, ziricote) ou plus classiques comme le sycomore, le noyer ou le citronnier, précédemment cités. L’assemblage de ces essences aux couleurs et densité diverses invite le spectateur à un voyage intime où ses sens sont sollicités. 

Si Huguette-Arthur Bertrand réfute dans sa démarche la recherche du Beau, Le Héron ne le délaisse pas car le savoir-faire de l’artisan d’art, en se plaçant sous l’égide de la maîtrise des techniques, de la qualité et de la préciosité des matériaux employés ne peut dénier le rendu final qui tend à la beauté. Pourtant peintre et artisan d’art s’accordent sur ce vide initial et fondateur auquel l’artisan et l’artiste donnent forme. La geste du créateur est de donner vie à partir d’un néant et les moyens pour y parvenir sont propres à chacun. Le vide se présentifie par l’action même et par le geste ; le néant devient forme grâce à la main créatrice. Ainsi, gouache, huile et bois sont les outils qui permettent à la forme d’advenir et de s’imposer dans l’espace. Chez Huguette-Arthur Bertrand, « la toile est un argument chorégraphique » rendant ainsi hommage au mouvement et à l’espace qui donnent à la composition son architecture, la couleur étant secondaire pour l’artiste, voire superflue ou du moins « soumise à la forme et à son mouvement ». Ainsi, l’on comprend que la sensibilité et la séduction que l’œil peut éprouver face aux couleurs et à l’harmonie qui en résulte font que la beauté est définitivement abandonnée dans la démarche de l’artiste. Chez Philippe et Grégoire Allemand, l’approche est autre puisqu’il s’agit par le travail de marqueterie et d’ébénisterie de sublimer les essences retenues afin de célébrer un savoir-faire d’excellence. Jouant de la superposition de feuilles de placage et de l’association de bois aux rainures, couleurs et densité différentes, l’atelier Allemand fait montre de toute son aisance à faire du bois un matériau aussi malléable et commun que l’huile ou le crayon dans l’élaboration de l’acte créateur. La constance des différentes séries de mobilier ou d’accessoires conçues par Le Héron, est la pureté de la ligne élancée et intemporelle exempte d’artifices qui viendraient perturber une approche (voire une expérience) haptique de l’œuvre. Dans le travail d’Huguette-Arthur Bertrand la ligne n’est pas pure mais au contraire, elle s’impose au regard dans une lutte acharnée entre forme et mouvement que le critique d’art Denys Chevalier résuma sous le terme d’« art tempéramental ». C’est du noir, non-couleur pour certains, couleur absolue pour d’autres à l’instar d’Huguette-Arthur Bertrand, que naît la forme, initiant la partition définitive d’avec les autres couleurs du spectre chromatique empêchant leur interaction prônée par Josef Albers. Car l’artiste insiste dans ses Notes : « pas les vibrations de la Couleur, mais les vibrations de la Forme » ; « la couleur doit rester soumise à la forme et à son mouvement » ; « le jeu des valeurs prime sur le jeu des couleurs » ; « c’est le Noir, transparent ou soutenu, qui donne le mieux ses repères à l’espace » … En élisant le noir comme couleur-étalon, Huguette-Arthur Bertrand nous rappelle que la lumière naît du noir et que sans lui, les couleurs n’existeraient pas. La ligne presque calligraphiée tout en noir tracée que l’on retrouve dans une toile des années 1960 (Sans titre), s’impose au regard comme la translitération même du mouvement comme ordonnateur de l’espace, duquel naît le rythme, singulier à chaque composition. 

Dans les créations de Philippe et Grégoire Allemand, les couleurs sont elles-mêmes mises en retrait dans le but de valoriser la ligne qui, à elle seule, structure l’objet. Le regard du spectateur glisse sur la plasticité eurythmique des courbes et des lignes orthogonales. Ici, ce n’est pas la forme se jouant d’elle-même qui initie la structuration de l’espace mais la ligne, courbe ou rectiligne. Les bois employés et assemblés sont tous uniques et participent de l’aléatoire lors du rendu final. 

Les mondes d’Huguette-Arthur Bertrand et de Philippe et Grégoire Allemand (Le Héron), malgré les techniques différentes avec lesquelles ils sont créés, sont pourtant complémentaires et nous invitent à les vivre comme une expérience sensorielle. 

Clotilde Scordia 

Historienne de l’art 

Note : Sauf mention contraire, toutes les citations d’Huguette-Arthur Bertrand sont tirées du catalogue préfacé par Michel Ragon, Huguette-Arthur Bertrand, suivi de « Notes de parcours du peintre », éditions Porte du Sud et Galarté, 1987
 
[1] Bertini, Gianni, « La couleur en tant qu’espace », Cimaise, n°4 et 5, juillet 1953, np.

Renseignements

Où :
Galerie Bertrand Trocmez, 9 Philippe Marcombes 63000 Clermont-Ferrand

Contacts :

+33 6 60 82 59 54
contact@galerie-trocmez.fr
www.galerie-trocmez.fr

Dates et horaires :

  • Samedi 30 Novembre 2024 à 23h12

Tarifs :

Gratuit, plateau

Dans la même rubrique

Besoin d'idées sorties dans votre ville ?


Abonnez-vous à la newsletter du JDS Clermont-Ferrand

Retrouvez chaque semaine nos bons plans sorties à Clermont-Ferrand